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Quelques réflexions sur la crise politique au Togo

Abdoulaye Nazaire Gnienhoun, Juriste, Chargé de projet ONU et Union Africaine

Depuis quelques semaines, l’opinion africaine et internationale suit avec intérêt la situation politique au Togo. D’impressionnantes marrées humaines, structurées autour d’organisations de la société civile et de l’opposition togolaises, réclament au Président Faure Gnassingbé des réformes constitutionnelles substantielles dont la principale est le retour à la version de la constitution de 1992 qui limitait sans équivoque à deux mandats l’exercice de la fonction présidentielle. L’ambigüité manifeste du nouveau texte est perçue comme une tentative de contourner cette limitation afin de permettre au président actuel de briguer deux autres mandats supplémentaires.

On peut naturellement déduire que l’objectif clairement affiché de ces manifestations est de réunir les garanties d’une alternance politique à la tête du pays en 2020 quand le Président actuel aura alors achevé son dernier mandat et passé 15 ans au pouvoir. Des reformes donc, qui, si elles parvenaient à aboutir excluraient ipso jure ce dernier de la course à la conquête de la magistrature suprême.

On a compris depuis un certain moment que les populations africaines devenaient de plus en plus hostiles à l’exercice du pouvoir à vie ou de modifications constitutionnelles à cette fin.

A y voir de près, la crise togolaise est une bonne nouvelle pour le continent (1). Elle met le Président Faure Gnassingbé devant sa responsabilité historique vis-à-vis de son peuple et de son pays (2) et il faut vivement espérer que les institutions sous régionales et continentales, notamment la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et l’Union Africaine, ne ratent pas cette occasion pour peser de leurs poids afin que le Togo ne sombre pas dans le chaos (3).

1. Les manifestations populaires togolaises : une « bonne nouvelle » pour le continent africain

Il ne s’agit nullement d’être cynique au point de se réjouir d’une crise politique dans un pays, loin de là ! Toutefois, les manifestions en cours, au-delà des victimes et de leur impact sur l’image du pays, ont un aspect réjouissant dans le fait que nous sommes en train d’assister peut-être au crépuscule d’une pratique, celle des présidences à vie et des constitutions « charcutées » selon la volonté du Prince qui ont malheureusement conduit à des bains de sang, désolations et ruines sur le continent africain ces trente dernières années. Durant toutes ces décennies, les manipulations constitutionnelles pour rester au pouvoir étaient devenues presque une règle et monnaie courante. De ce point de vue, on peut apprécier à sa juste valeur l’évolution des mentalités africaines car la tendance actuelle à la résistance contre de telles velléités de changements intempestifs des textes constitutionnels démontre clairement une avancée, un changement de paradigme sur le continent qui aspire de plus en plus, à travers surtout sa jeunesse, à une gouvernance démocratique effective, gage de développement de l’Afrique d’aujourd’hui et de demain. Les choses bougent donc, et comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, des secousses politiques d’une telle « magnitude » à l’exemple de celles du Burkina Faso, il y a 3 ans, de la Gambie en début d’année et celles en cours au Togo sont absolument indispensables et surtout souhaitables pour contraindre nos systèmes politiques et nos jeunes démocraties à plus de dégourdissement, à plus d’ingénierie et d’hygiène politiques.

A cet égard, la crise togolaise offre d’heureuses perspectives pour tourner la page d’un système et d’un mode de gouvernance qui n’ont pas réussi à faire leurs preuves en presque 50 ans d’exercice exclusif du pouvoir. Combien de temps faudra-t-il encore attendre ? Cela dépendra naturellement du sens de la responsabilité du Président Faure Gnassingbé.

2) La responsabilité historique du Président Faure Gnassingbé face à son pays et à son peuple

Le Président Faure Gnassingbé est à mi-parcours puisque son mandat actuel ne devrait prendre fin qu’en 2020 et l’on peut comprendre qu’il puisse prétendre le conduire à son terme. Cependant, cette prétention dépendra largement de la façon dont il gérera la crise actuelle. Il se trouve donc devant une responsabilité historique qui déterminera l’avenir du Togo. D’anciens chefs d’État, comme le Burkinabè Blaise Compaoré, le Gambien Yaya Jammeh, pour ne citer que ces deux, avaient eu la même responsabilité – voire la chance- de se transcender en hommes d’Etat. Mais ils ont raté le coche. La fin tragico-comique de leur régime est suffisamment éloquente et édifiante à ce propos.

Ceci étant, et la raison aidant, il est à souhaiter que le Président Faure Gnassingbé considère à leur juste valeur les aspirations des Togolais et entérine le fait que 2020 est et doit être l’année de la fin de son règne en tant que Président du Togo. Ce serait une grande preuve de courage et de réalisme politique qui lui vaudra sans doute un sort beaucoup plus digne au moment de quitter la tête du pays. Il a donc l’immense opportunité d’entrée dans l’histoire togolaise et africaine par la grande porte.

Pour ce faire, sa démarche devrait cependant être entière, sans faux calculs politiciens et agenda caché. Elle devrait résulter d’une décision définitive, personnelle qui ferait de lui un homme d’Etat visionnaire rompant avec les pratiques de son père.

Il est également à souhaiter qu’il manifeste clairement et publiquement son intention de ne plus briguer un troisième mandat. Pour cela, il devra répondre positivement aux aspirations de respect des dispositions constitutionnelles de 1992 exprimées par l’opposition, la société civile et le clergé togolais.

Se réfugier dans une logique répressive des manifestants avec son cortège de morts et surtout s’arc-bouter à ne pas céder juste un « bout de phrase » dans les réformes constitutionnelles souhaitées c’est hélas, à notre sens, augmenter les risques de tomber dans la catégorie des « malaimés » de la démocratie africaine et de fuir le Togo « en plein midi » comme l’on dit sous nos tropiques et de se destiner à une vie d’exilé avec le remords éternel d’être le rebut de l’histoire.

Mais au-delà des aspirations du peuple togolais, la crise contient une dimension régionale et continentale exigeant que les institutions sous régionale et continentale que sont la CEDEAO et l’Union Africaine s’y investissent et surtout qu’elles saisissent l’occasion pour démontrer leur réelle volonté à respecter les aspirations des populations africaines et les textes panafricains relatifs à la gouvernance et à la démocratie adoptés dans leurs cadres spécifiques.

3) La nécessité pour la CEDEAO et l’Union Africaine de prendre des positions claires

Le silence constaté ou la timidité dans les réactions aux niveaux régional et continental laisse perplexe au regard de l’enjeu tant démocratique que sécuritaire. L’on serait presque tenté de dire que ces institutions laissent échapper de sérieuses occasions pour affirmer leurs autorités communautaires et réaffirmer fermement leurs principes et normes intangibles en matière de démocratie et de bonne gouvernance. La timide réaction des institutions africaines renforce malheureusement l’impression qu’elles ne sont que des caisses de résonance des dirigeants africains plus versées dans des considérations diplomatiques et coupées des aspirations réelles des populations.

Les institutions africaines gagneraient à se rattraper en s’impliquant davantage dans cette crise togolaise appelée à connaître d’autres développements pour que le Togo ne sombre pas dans un chaos total prévisible. Un tel « rattrapage » est possible sous une double condition.

La première condition est relative à la volonté des institutions africaines de se ranger du côté des peuples africains et de leurs aspirations. Elles se doivent d’agir en faveur d’une perception et d’une interprétation normatives conformes aux idéaux contenus dans leurs textes fondateurs.

La seconde condition porte sur l’affirmation effective de l’autorité de ces institutions qui ont intérêt à être fermes et intransigeantes sur les valeurs démocratiques intangibles et non négociables qui s’imposent à tous, notamment aux gouvernements africains qui malheureusement se montrent peu soucieux des intérêts et des aspirations de leurs peuples. Elles gagneraient énormément, à n’en pas douter, en crédibilité et ne seraient pas perçues comme de simples « clubs ou confréries » de chefs d’Etats africains ou de simples coquilles vides.

A ce titre, la CEDEAO et l’Union africaine devraient s’inspirer de la Cour suprême du Kenya pour contribuer réellement aux niveaux régional et continental à l’édification d’une Afrique fondée sur le droit.